Un que les Allemands n’ont pas
Lyon, 17. Juni 2010, 18:40 | von Niwoabyl
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Pierre Assouline et sa petite tasse blanche
Il compare le talent littéraire de Churchill à celui de de Gaulle. Son texte est suivi de plus de 1200 commentaires. Il écrit sur Georges-Arthur Goldschmidt et son œuvre de traducteur. A nouveau, plus de 1000 réactions. Il polémique contre le dernier roman d’Alain Robbe-Grillet, un livre fait pour le scandale – et provoque encore près de 900 commentaires.
S’il existait un pendant allemand à Pierre Assouline, ce serait sans doute un mélange de Marcel Reich-Ranicki, Martin Walser, Hans Magnus Enzensberger, Matthias Matussek et Don Alphonso. Depuis octobre 2004, Assouline rend compte sur son blog « La république des livres » de la vie littéraire de France et du monde, toujours au rythme des nouvelles parutions, des prix, des scandales, des jubilés et des décès.
Il publie en moyenne une nouvelle entrée par jour, et parfois plus, week-ends et jours fériés inclus – et par « entrée » l’on n’entend jamais le partage sans commentaire d’une vidéo prise sur YouTube, il s’agit toujours d’un texte développé, qui excède souvent les dimensions d’une page de journal. Assouline ne peuple pas non plus de ses critiques et observations culturelles les « cimetières des recensions » dont parlait Peter Glotz. Ses articles trouvent chaque jour, malgré leur longueur étonnante pour un blog, des dizaines de milliers de lecteurs. Jusqu’à présent, Assouline a publié plus de 2030 textes, suivis d’environ 280 000 commentaires. Cela fait en moyenne 140 commentaires par entrée, et, répétons-le : il est ici question de littérature. « La république des livres » fondée par Assouline est à comprendre comme une réponse « républicaine » au « Monde des Livres », le supplément littéraire du quotidien « Le Monde ». Le titre faisait ainsi dès le départ allusion à une tradition du débat qui s’est ensuite rapidement établie dans le cadre même du blog.
(entre le 6 octobre 2004 et le 31 mai 2010)
Comme tous ceux du « Monde », le blog de Pierre Assouline utilise le logiciel WordPress, et son apparence est de la plus grande simplicité. La présentation en serait presque sympathique à force d’amateurisme. Quand un titre s’étale sur plusieurs lignes, certains navigateurs en superposent les lettres, et les illustrations ne s’intègrent pas précisément selon les règles d’une mise en page harmonieuse. Il arrive aussi que la police d’un même article change à plusieurs reprises sans raison, sans doute un résultat du copier-coller.
Un nouvel âge de la conversation
Bien qu’Assouline soit le seul auteur de son blog, le nombre élevé des commentaires montre qu’il ne s’agit pas là d’un one-man-show critique. Ses propres textes ne sont que le sommet de l’iceberg. Les commentateurs ajoutent à chaque entrée leurs compléments, ils ergotent, élargissent le contexte et s’exercent à la provocation. « La République des livres » a aussi ses trolls. Assouline lui-même ne répond que rarement, mais il est très satisfait de la masse de réactions anonymes qu’il suscite. Son blog lui a ainsi fournit la matière d’un livre publié en 2008 par les éditions Les Arènes. L’ouvrage ne contient aucun texte de son cru, mais un choix des 600 meilleurs commentaires, les plus intelligents, les plus drôles ou les plus agressifs, un hommage déclaré de l’auteur à ses lecteurs.
Le titre du volume, « Brèves de blog », reprend les « Brèves de comptoir », très connues et appréciées, de Jean-Marie Gourio, une collection annuelle de propos entendus dans les bistrots et les cafés. Assouline se contente d’y adjoindre une préface, dans laquelle il essaie de décrire la pratique du commentaire comme l’avènement d’un « nouvel âge de la conversation », et invoque une « Critique de la raison blogosphérique ».
« Passou », comme le nomment ses lecteurs en référence à l’adresse du blog (passouline.blog.lemonde.fr), a aussi créé un terme pour désigner ses plus fidèles commentateurs, il les appelle les « intervenautes ». Ces internautes qui prennent la parole sont prédestinés à renouveler la tradition des salons littéraires, justement parce qu’ils s’expriment anonymement. A l’instar du poète portugais Fernando Pessoa avec ses douzaines d’hétéronymes, chacun peut vivre ainsi différents aspects de sa personnalité et se chercher un rôle à l’intérieur de la pratique redéfinie de la conversation.
Mais pourquoi Assouline provoque-t-il tant de commentaires, et pourquoi une figure comme la sienne est-elle impensable en Allemagne? D’abord une réponse simple : Assouline a tant accumulé de capital symbolique qu’on ne peut plus passer à côté. On se doit de le lire. Et même si, comme à l’ordinaire, seul un petit pourcentage de lecteurs rédige des commentaires, cela suffit pour obtenir une production de cette importance.
Assouline, né en 1953 à Casablanca, était déjà un grand nom de la vie littéraire française avant l’internet. Il travaillait, comme critique et comme journaliste culturel, pour plusieurs organes de presse ainsi que pour la radio, entre autre dans la légendaire émission hebdomadaire « Le masque et la plume », où depuis les années cinquante bat le cœur de la France culturelle. Pendant dix ans, il fut rédacteur en chef du magazine « Lire », tout en publiant des biographies populaires, notamment d’Hergé ou de Georges Simenon. Celles qu’il consacra au galeriste de Picasso, Daniel-Henry Kahnweiler, et à Henri Cartier-Bresson sont également parues en allemand. En outre, Assouline est aussi un romancier à très grand succès. Certains de ses romans sont aussi sortis chez des éditeurs allemands, en dernier lieu « Lutetia » (»Lutetias Geheimnisse«) chez Blessing, où doit paraître à l’automne « Le Portrait » (»Das Bildnis der Baronin«).
Et voilà : un « homme de lettre » dans les règles de l’art, qui avait déjà utilisé tous les leviers de la popularité avant même de devenir blogueur. A présent, il consacre jusqu’à cinq heures par jour à son blog. C’est un travail à mi-temps, où il ne fait que ce qu’il a toujours fait : rendre compte, en journaliste, de la vie culturelle. A la différence qu’il dispose dorénavant de centaines de réactions écrites pour juger de son impact. Et l’industrie du livre considère aussi ces commentaires comme des indicateurs de tendances.
Impensable en Allemagne
« Passou » se donne l’allure d’un conservateur de la tradition des cafés. L’accroche de son site est un portrait de lui en train de boire le contenu d’une petite tasse de café, un symbole contre le provincialisme, pour Paris, pour le café comme lieu de culture, pour Jean-Paul Sartre au « Flore ». C’est une autre raison du succès de la « République des livres ». Une grande partie de la vie culturelle en France repose sur la conversation, sur les bistrots, et moins sur les articles culturels des journaux (qu’on ne pourrait en ceci comparer à la tradition allemande du « Feuilleton »). Le soin apporté à la langue orale et à la conversation comme pratique culturelle s’est déplacé sur l’internet, où il prend une forme écrite, par exemple sous la forme des commentaires d’un blog.
D’autre part, le rapport avec la tradition littéraire est différent en France. Dans les librairies, au rayon des livres de poche, les classiques sont nettement majoritaires. Et ces classiques sont populaires, ils sont accueillis avec beaucoup moins de distance qu’outre-Rhin. Comparons seulement le lectorat de Wieland ou de Goethe en Allemagne avec celui de Voltaire et d’Hugo en France, sans parler de Balzac, Maupassant, Zola, dont le succès paraît bien supérieur à celui par exemple de Fontane.
Assouline se veut un représentant de cette grande tradition, c’est sur cet arrière-plan qu’il met en place, avec la meilleure conscience du monde, son programme boulevardier. En contrepartie, il peut porter un oeil critique sur les auteurs et les débats d’aujourd’hui. C’est justement parce qu’ils se présentent comme une « littérature contre la littérature » que les enfants terribles des lettres françaises, au premier rang desquels Michel Houellebecq ou Christine Angot, rencontrent tant de lecteurs et déclenchent tant de discussions.
A côté de la littérature française, Assouline écrit de préférence sur les écrivains anglais, espagnols ou allemands. Son intérêt pour ces derniers s’arrête dans le temps au Groupe 47, mais il observe précisément tout ce qui concerne Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Peter Handke ou Günter Grass. Et s’il y a du scandale, comme lors du refus d’accorder le prix Heine à Handke, ou des aveux de Grass d’avoir appartenu à la Waffen-SS, il trouve aussi à qui parler. En quantité au moins, ces débats français devraient avoir laissé leurs équivalents allemands loin derrière eux. Le déchaînement de commentaires n’est cependant jamais aussi sûr que lorsqu’il en va d’auteurs à la fois discutables et brillants, Ernst Jünger par exemple, Ernst von Salomon, ou bien d’écrivains français assez comparables, comme Céline. Et dernièrement, bien sûr : Jonathan Littell.
Ces noms se retrouvent aussi dans les « Feuilletons » allemands, mais la blogosphère germanophone, avec sa surproduction de blogs sur les médias et pour la vigilance à leur égard, leur fait place bien moins facilement. On y parle de littérature avant tout quand se présente un scandale facile à saisir, comme l’affaire Hegemann. Ce n’est peut-être pas si grave qu’il n’existe pas de Pierre Assouline allemand : devant le croisement proposé plus haut, nous pourrions bien prendre peur.